42. Le sens de la vie
James ignorait combien de barreaux comportait l’échelle. Il était incapable d’estimer la profondeur de la citerne, et envisageait avec épouvante la perspective de devoir nager dans un lac d’excréments. Il s’efforçait de respirer par la bouche, mais les vapeurs âcres lui brûlaient la gorge.
Son pied s’enfonça quinze centimètres sous les eaux, puis rencontra une surface solide tapissée de vase. Horrifié, il sentit sa basket se remplir de liquide fétide.
Il posa la main sur la paroi métallique et fit un pas. Son corps bascula en avant, soulevant une gerbe de liquide puant, et il se retrouva immergé jusqu’à mi-cuisse. Le bas de son short était trempé. Des gouttes avaient atteint ses bras nus et son visage.
— Et merde. J’ai loupé une marche.
— Tout va bien ? demanda Lauren.
— Cette fois, j’en ai ras le bol. Si on sort d’ici vivants, je pose ma démission.
Il entendit Joseph fondre en larmes.
— Je ne veux pas descendre, sanglotait-il encore et encore.
À cet instant lui parvint l’écho lointain d’une voix d’homme. La trappe métallique se referma. James comprit qu’un événement imprévu venait de se produire. Il resta immobile dans l’obscurité, tous les sens en éveil.
***
— Qu’est-ce que vous foutez ici ? s’étonna Ernie, son fusil braqué devant lui. Je suis descendu vérifier les explosifs et j’ai entendu des coups frappés à la porte de la garderie. J’ai trouvé Georgie mal en point. Elle saigne de la tête, et elle est complètement désorientée.
— Restez où vous êtes ! cria Lauren en épaulant le M16.
Elle fit basculer le cran de sûreté pour démontrer qu’elle ne plaisantait pas.
— Tout doux, ma jolie, dit l’homme, un sourire confiant sur le visage. Baisse cette arme. Ce n’est pas un jouet.
— Ne me parlez pas sur ce ton.
Sur ces mots, elle pointa le canon du fusil d’assaut vers le plafond et lâcha une brève rafale, produisant un vacarme assourdissant.
Les trois enfants qui sommeillaient dans les poussettes se réveillèrent en sursaut.
Ernie, livide, recula de deux pas.
— Eh, mais t’es complètement malade ? C’est quoi votre plan ? Rester ici pour que ces bombes vous explosent à la gueule ?
Rat leva les mains en l’air et marcha lentement dans sa direction.
— Salut, Ernie. Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, tu es Rathbone. Il faut que je vous emmène au Temple. Quand Eleanor aura ordonné le bouclage du sanctuaire, personne ne pourra plus entrer ni sortir.
— Tu ne comprends pas. J’ai eu le temps de parler à mon père, avant qu’il ne rende son âme à Dieu. Il savait que Susie allait le sacrifier. Il m’a dit que des démons s’étaient glissés parmi les Survivants et que l’Arche allait être anéantie ; dès ce soir, de l’intérieur. Il m’a ordonné de fuir et de me cacher pour attendre un message divin. Alors, je réunirai les anges et rebâtirai notre Temple.
Tout en parlant, Rat s’était progressivement rapproché d’Ernie. Il se tenait désormais à deux mètres de lui, les bras grands ouverts, bravant le fusil automatique braqué vers sa poitrine. Lauren était impressionnée par la lucidité et le courage de son ami.
— Donne-moi cette arme, ordonna Rat, reproduisant habilement les intonations impérieuses de Joël Regan. Nous devons respecter les dernières volontés de mon père.
Sur ces mots, il croisa les mains dans le dos. Elles tremblaient comme des feuilles.
***
Les coups de feu avaient résonné longuement sur la voûte métallique de la citerne. James, qui ne portait pas d’arme, estima qu’il était inutile de regagner la galerie. Il lui fallait quitter l’Arche au plus vite et informer les autorités de la localisation de Rat et de Lauren.
Ses yeux s’étant adaptés à la pénombre, il distingua des reflets à la surface de l’eau puis repéra le rectangle de lumière qui indiquait la position de la trappe donnant sur l’extérieur de l’enceinte. Il s’illuminait à intervalles réguliers, balayé par un projecteur mobile mis en place par les forces spéciales. Soucieux de ne pas glisser de nouveau, il avança avec précaution, tâtant le fond de la cuve de la pointe du pied avant chaque pas.
Il atteignit l’extrémité de la citerne et gravit un palier semblable à celui d’où il était tombé, quelques secondes plus tôt. Réalisant que l’ouverture ne disposait pas d’échelle, il poussa un juron. Il se hissa sur la pointe des pieds et constata que l’écoutille était hors de portée. Il n’était pas certain que Joseph ou Ed, portés à bout de bras, auraient la force de la soulever. Seule Chloé pouvait lui venir en aide.
Il glissa une main dans la poche de son bermuda et découvrit que sa radio avait été immergée lorsqu’il avait failli basculer dans les eaux putrides.
Espérant que l’appareil, conçu pour résister à un fort taux d’humidité, avait survécu à ce bref séjour en milieu liquide, il le plaqua contre son oreille et pressa le bouton d’alimentation. Il entendit quelques interférences et vit l’indicateur de charge clignoter. La batterie était à plat.
***
Lauren se sentait complètement dépassée. Elle tâchait de garder Ernie dans sa ligne de mire tout en s’efforçant de dissuader Annabel, Martin et Joël de quitter leur poussette. Ed la harcelait de questions sans queue ni tête. Joseph répétait comme un robot qu’il ne voulait pas descendre dans le trou.
— Le sang des Regan coule dans mes veines, dit Rat. Tu dois avoir foi en moi.
Ernie ne savait plus à quel saint se vouer.
— Vous voulez sortir par la cuve ?
— Oui. C’est mon père qui m’a indiqué la voie.
— J’ai été chargé de la nettoyer deux ou trois fois. C’est un endroit dégueulasse, mais tu as raison, il y a bien une trappe donnant sur l’extérieur.
— Je sais. Mon père ne se trompait jamais. Regarde dans ton cœur, Ernie, et interroge le Seigneur. Il te dira que tu dois m’accompagner.
Le visage de l’homme s’illumina.
— Oui, bien sûr, murmura-t-il. Ce n’est pas le hasard qui m’a conduit jusqu’à vous. Nous ne sommes que trois Survivants à être descendus dans cette cuve. Dieu m’a envoyé pour vous prêter main-forte.
Rat lui adressa un sourire radieux.
— Bien sûr. C’est Lui qui a guidé tes pas.
— Merci, Seigneur ! Merci, Rathbone ! s’exclama Ernie, comme s’il venait de découvrir le sens de la vie.
Rat et Ernie rejoignirent Lauren près de la trappe.
— Mon frère est déjà en bas, dit la jeune fille.
Ed, rassuré par la présence d’un adulte, cessa de jacasser. Joseph hurla de plus belle :
— Je ne veux pas descendre dans le trou ! Ernie souleva la trappe de quelques centimètres.
— Tu dis que James est déjà à l’intérieur ?
— Ouais.
L’homme semblait stupéfait. Il glissa un bras dans l’ouverture et actionna un interrupteur.